GARDIENNESDE-CAMPS-SS

GARDIENNESDE-CAMPS-SS

LA BATAILLE DE BERLIN EN 1945

On dépèce les chevaux

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Maintenant, la ville se mourait. En beaucoup d'endroits, l'eau et le gaz étaient coupés. Les journaux cessaient de paraître l'un après l'autre. Peu à peu, la circulation devenait impossible : les rues étaient impraticables, l'essence rare, et les véhicules tombaient en ruine. Les livraisons n'étaient plus assurées, les machines frigorifiques s'arrêtaient.
Le 22 avril, le bureau télégraphique de Berlin, qui avait cent ans d'âge, cessa toute activité, pour la première fois de son histoire. Le dernier message reçu parvenait de Tokyo. Il était ainsi rédigé : Bonne chance à vous tous. Le même jour, le dernier avion quittait l'aérodrome de Tempelhof à destination de Stockholm avec neuf personnes à son bord. Quant aux 1 400 compagnies de sapeurs-pompiers berlinoises, elles furent, sur ordre, déplacées vers l'ouest.
Et maintenant que toutes les forces de police avaient été versées dans l'armée ou dans la Volkssturm, la ville échappait peu à peu à toute autorité. Les pillages commencèrent. En plein jour, des trains de marchandises immobilisés dans les gares de triage furent mis à sac.
Les commerçants qui ne voulaient pas servir leurs clients se virent parfois obligés de le faire. Hans Küster, membre des Jeunesses hitlériennes, entra avec sa tante dans une épicerie et demanda diverses denrées. Comme le commerçant prétendait qu'il ne lui restait qu'un peu de flocons d'avoine, Küster sortit son pistolet et exigea d'être servi. Soudain empressé, l'épicier lui présenta des victuailles qu'il sortit littéralement de sous son comptoir. Küster en prit autant qu'il put en porter et sortit du magasin. Sa tante était scandalisée.
Tu es un impie ! cria-t-elle dès qu'ils furent sortis. Voilà que tu prends les méthodes des gangsters américains, à présent ! Ah ! La ferme !

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Elfriede Maigatter entendit dire que la foule était en train de mettre à sac les grands magasins Karstadt, sur la Hermannsplatz. Elle s'y précipita : c'était une cohue invraisemblable. Tout le monde poussait et donnait des coups de pied pour essayer d'entrer, raconta-t-elle ensuite.
Il n'y avait plus de queues, plus de vendeuses, plus de responsables. Les gens agrippaient tout ce qui se trouvait à portée de la main. Si l'objet se révélait inutile, ils le laissaient tomber par terre, tout simplement. Au rayon de l'alimentation, on marchait sur une couche de boue gluante, épaisse de plusieurs centimètres, et faite de lait condensé, de confiture, de pâtes, de farine, de miel, de tout ce que la foule avait renversé ou abandonné sur place.

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Devant les risques de pillage, beaucoups de commerçants prirent les devants : plutôt que de voir leurs magasins mis à sac par une populace en délire, ils préférèrent liquider leurs réserves et distribuer leurs marchandises sans même demander en échange ni tickets de rationnement ni argent. Il y avait d'ailleurs une autre raison à cela : ils avaient, en effet, entendu dire que, lorsque les Russes tombaient sur des stocks dissimulés, ils incendiaient le magasin.
Même pour les pillards, la viande se faisait rare. Au début, certains bouchers disposaient encore de quelques stocks qu'ils distribuaient parcimonieusement à des clients de choix, mais cela aussi disparut. Un peu partout dans les rues, les Berlinois se mirent à dépecer les chevaux tués par les bombardements. Charlotte Richter et sa soeur virent des gens armés de couteaux équarrir un cheval gris-blanc qui avait été tué sur la Breitenbach Platz. Le cheval, constata Charlotte, n'était pas tombé sur le flanc. Il était comme assis sur son arrière-train, la tête droite, les yeux grands ouverts, et il y avait des femmes qui taillaient dans ses jambes avec des couteaux de cuisine. 

Des hommes d'une parfaite correction

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Ils enfoncèrent la ceinture extérieure des défenses de Berlin et se frayèrent un chemin vers le second anneau de protection de la ville. Blottis derrière les chars T-34 et les canons automoteurs, ils se battaient dans les rues, sur les routes, dans les avenues et les parcs. En tête avançaient les rudes troupes d'assaut de la garde de Joukov et de Koniev, ainsi que les soldats casqués de cuir des quatre grandes armées blindées. Derrière eux arrivait l'infanterie, vague après vague.

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C'étaient d'étranges soldats. Ils venaient de toutes les républiques d'Union soviétique et, sauf les régiments d'élite de la Garde, différaient autant par leur apparence physique que par leur uniforme. Ils parlaient un si grand nombre de langues et de dialectes que souvent les officiers ne pouvaient communiquer avec des éléments de leurs propres unités. Il y avait parmi eux des Russes et des Biélorusses, des Ukrainiens et des Caréliens, des Géorgiens et des Kazaks, des Arméniens et des Azerbaïdjanais, des Bachkirs, des Mordves, des Tartares, des Yakoutes, des Uzbeks, des Mongols et des Cosaques. Certains portaient des uniformes brun foncé, certains des uniformes kaki ou gris-vert. D'autres étaient vêtus de pantalons sombres, avec des vareuses à col montant qui allaient du beige au noir. Leurs coiffures étaient également hétéroclites : casques de cuir avec rabats flottants pour les oreilles, toques de fourrure, casquettes kaki, bosselées, tachées de sueur. Tous semblaient porter des armes automatiques. Ils arrivaient à cheval, à pied, à moto, dans des voitures à cheval, dans des véhicules de toute sorte pris à l'ennemi, et tous se jetaient sur Berlin.

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Le laitier Richard Poganowska arrêta sa voiture et ouvrit de grands yeux : cinq tanks russes appuyés par de l'infanterie remontaient la rue dans un grondement sourd. Il fit demi-tour et revint à la laiterie Domane-Dahlem, puis rejoignit sa famille à la cave.
Ils attendirent un long moment. Soudain, quelqu'un ouvrit d'un coup de pied la porte de l'abri, et des soldats de l'armée rouge entrèrent. Ils jetèrent un coup d'oeil autour d'eux, puis repartirent sans mot dire. Un peu plus tard, il en revint d'autres, qui ordonnèrent à Poganowska et aux autres employés de la laiterie de se rendre au bâtiment administratif. Pendant qu'il attendait, Poganowska remarqua que tous les chevaux avaient disparu, mais que les vaches étaient encore là. Un officier soviétique, qui parlait un excellent allemand, enjoignit aux hommes de reprendre leur travail. Ils devaient continuer, dit-il, à soigner les animaux et à traire les vaches. Poganowska avait du mal à en croire ses oreilles : il s'était attendu à bien pire.

 

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Il en fut de même dans tous les quartiers excentriques où les gens voyaient les troupes russes pour la première fois. Les éléments avancés de l'armée soviétique se composaient d'hommes rudes, mais d'une parfaite correction : ce n'était pas du tout ce à quoi les citadins terrifiés s'étaient attendus.
À 7 heures, ce soir-là, Pia Van Hoeven était en train d'éplucher des pommes de terre, assise à l'entrée de la cave de son immeuble. Près d'elle, d'autres femmes bavardaient, adossées à la porte grande ouverte de l'abri. Soudain, Pia leva la tête et resta bouche bée : elle se trouvait nez à nez avec la gueule menaçante de deux mitraillettes tenues par des soldats russes. J'ai levé tranquillement les bras en l'air, raconte-t-elle, le couteau dans une main et une pomme de terre dans l'autre. Les autres femmes la regardèrent, se détournèrent, et mirent à leur tour les mains en l'air. À la grande surprise de Pia, un des soldats demanda en allemand : Soldats ici ? Volkssturm ? Des armes ? Les femmes secouèrent la tête.
 Bons Allemands, approuva le soldat. Ils entrèrent, prirent les montres de ces dames et disparurent. Pia et ses voisines décrétèrent que tout ce que leur avait raconté Goebbels n'était qu'un tissu de mensonges, un de plus.  Si tous les Russes se comportent de cette façon, dit Pia à ses amies, alors nous n'avons rien à redouter.

La discipline et la correction des premières troupes russes stupéfièrent tout le monde. Le pharmacien Hans Miede remarqua que les soldats soviétiques semblaient éviter d'ouvrir le feu sur une maison tant qu'ils n'étaient pas sûrs qu'elle cachât des défenseurs allemands. Helena Boese, qui avait vécu dans la terreur de l'arrivée des Russes, se trouva face à face avec un soldat de l'armée rouge dans l'escalier de sa cave. Il était jeune, beau garçon, et portait un uniforme impeccable. Quand elle sortit de la cave, il se contenta de la regarder, puis, tout en lui faisant comprendre par gestes qu'il ne lui voulait pas de mal, lui tendit un bâton auquel était attaché un mouchoir blanc en signe de capitulation.
Ilse Antz, qui avait toujours cru que les Berlinois seraient jetés en pâture aux Russes, dormait dans le sous-sol (le son immeuble quand le premier Russe entra. Réveillée en sursaut, elle le regarda avec des yeux agrandis par la terreur. Mais le jeune soldat brun se contenta de lui sourire et lui dit, en mauvais allemand : Pourquoi peur ? Tout va bien maintenant. Dors.

Les derniers défenseurs de Berlin

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Les Russes arrivaient partout en masse compacte, refoulant les faibles forces qui défendaient la ville. Les Volkssturm, la police, les pompiers, toutes ces unités combattaient côte à côte, mais sous des commandements différents. Si elles luttaient pour tenir le même objectif, les ordres qu'elles recevaient étaient souvent contradictoires. Beaucoup d'hommes, en fait, ignoraient qui étaient leurs officiers. Le nouveau commandant d'armes de Berlin, le général Weidling, avait réparti les quelques vétérans rescapés de son 56ème panzers dans les différentes zones de défense pour appuyer la Volkssturm et les Jeunesses hitlériennes, mais c'était une goutte d'eau dans la mer.
Zehlendorff tomba presque immédiatement. Les Jeunesses hitlériennes et les territoriaux qui tentaient de résister devant l'hôtel de ville furent anéantis. Le maire hissa le drapeau blanc, puis se suicida. À Weissensee, où les communistes étaient en majorité avant l'avènement de Hitler, la capitulation fut immédiate en bien des points, et des drapeaux rouges apparurent, dont beaucoup portaient encore des traces révélatrices, là où on avait en hâte décousu les croix gammées.
Les barricades furent balayées comme fétus de paille. Pour aller plus vite, les tanks russes faisaient sauter les immeubles plutôt que d'envoyer des soldats à la recherche des tireurs d'élite. L'armée rouge ne perdait pas de temps. Certains obstacles, comme les tramways et les chariots chargés de pierres, étaient démolis au canon, à bout portant. Quand ils rencontraient des défenses plus solides, les Russes les contournaient.
L'artillerie rasa les quartiers centraux mètre par mètre. Au fur et à mesure de leur progression, les Russes amenaient à pied d'oeuvre les grandes formations de canons et d'orgues de Staline utilisées sur l'Oder et la Neisse. Sur les aérodromes de Tempelhof et de Gatow, les canons alignés se touchaient presque. Il en était de même dans les forêts de Grunewald et de Tegel, dans les parcs et dans tous les espaces libres  même dans les jardins des immeubles.
Les principales artères étaient encombrées de rangées entières d'orgues de Staline faisant pleuvoir une grêle ininterrompue d'obus au phosphore qui transformaient en brasiers des quartiers entiers. Les incendies étaient si nombreux, se rappelle le territorial Edmund Heckscher, qu'il n'y avait plus de nuit. On aurait pu lire le journal comme en plein jour, si on avait eu des journaux.

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À mesure que les Russes s'enfonçaient plus avant au cœur de la ville, les territoriaux se débandaient, abandonnant sur place uniformes et brassards. Certains officiers en vinrent à dissoudre délibérément leurs unités.
Un peu partout dans Berlin, les soldats commençaient à déserter.
Des groupes de SS rôdaient dans la ville en quête de déserteurs, et se chargeaient de faire justice eux-mêmes. Ils arrêtaient pratiquement toute personne en uniforme pour vérifier les identités et les unités. Tout homme soupçonné d'avoir abandonné sa compagnie était fusillé sans autre formalité, ou bien pendu à un arbre ou à un réverbère pour servir d'exemple.

 

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De toute part désormais, les défenseurs de Berlin étaient refoulés vers les ruines des quartiers du centre. Pour ralentir la progression russe, on fit sauter 120 des 248 ponts de la capitale. Il restait si peu de dynamite que le général Weidling dut avoir recours à des bombes d'avion. Des fanatiques détruisirent de plus certaines installations sans songer aux conséquences possibles.

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Helmuth Weidling 1891-1955


Les SS firent notamment sauter un tunnel de 6 500 mètres qui passait sous un bras de la Spree et sous le canal de la Landwehr. C'était un tunnel de jonction ferroviaire où avaient trouvé refuge des milliers de civils. Quand l'eau se mit envahir le tunnel, ce fut une ruée frénétique le long des voies en direction des parties plus élevées de l'ouvrage. Le tunnel n'était pas seulement bondé de réfugiés, il s'y trouvait également quatre trains sanitaires chargés de blessés. Presque tous périrent.

 

L'assaut du Reichstag

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Les murs des étages inférieurs ont été renforcés par des rails, du ciment armé et de la terre. Les fenêtres et les portes sont murées et l'on y a ménagé des meurtrières pour permettre le tir. A quelque deux cents mètres de l'immeuble se trouvent trois tranchées reliées aux caves, protégées par des fossés antichars emplis d'eau. Les rues menant au Reichstag sont barricadées et les carrefours minés. Au sud-ouest du bâtiment, c'est-à-dire dans le jardin zoologique, les Allemands ont construit un point d'appui fortifié avec des blockhaus en béton. La garnison du Reichstag comprend essentiellement des détachements prélevés sur des bataillons de la Volkssturm S.S. et de petites unités de l'École navale venues de Rostock, soit environ 5 000 hommes au total.

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C'est à 13 h 30 que l'assaut commence. Tandis que les mitrailleuses et les armes automatiques des défenseurs déversent un torrent de feu sur l'infanterie, des canons de gros calibre et des pièces de D.C.A., installés dans le jardin zoologique, clouent sur place la plupart des assaillants, si bien que seuls des groupes isolés réussissent à percer. L'assaut a échoué une fois de plus. L'attaque reprend à 18 heures sous la protection de l'artillerie.
Entrer en force dans le bâtiment se révèle particulièrement difficile. Les soldats s'infiltrent d'abord dans le vestibule circulaire par des brèches pratiquées dans les murs. Bientôt, de violents combats débutent dans les autres salles. Les Allemands résistent avec l'énergie du désespoir. On se bat farouchement pour chaque étage, pour chaque palier, pour chaque corridor, pour chaque pièce ; les défenseurs utilisent tout ce dont ils disposent grenades, bazookas, armes automatiques, mitrailleuses  incendient les salles et lancent de fréquentes contre-attaques. La fumée suffoque les hommes.

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Fedor Matveevich Zinchenko 1902-19911

Dans la nuit du 30 avril au 1er mai, les sergents Yegorov et Kontary, sur ordre du colonel Zintchenko, commandant le 756ème régiment, vont hisser sur le dôme du Reichstag l'étendard offert au régiment par le conseil militaire de la Ille armée de choc.

Bien que la bataille du Reichstag se poursuive pendant toute la journée du 1er mai, la volonté de résistance des défenseurs est brisée et, ça et là, de petits groupes commencent à brandir des drapeaux blancs. Ceux qui se sont retranchés dans le sous-sol sont désormais dans une position désespérés et ils capitulent dans la matinée du 2 mai. Sur la garnison du Reichstag, quelque 2 500 soldats ont été tués et 2 600 faits prisonniers.

Dans les caves et les ruines

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Le 27 avril, les Russes occupent Spandau, avancent dans les districts de Schôneberg et de Kreuzberg et installent une administration municipale à Mariendorf. L'aérodrome de Gatow est définitivement perdu. On assiste aux premiers échanges de coups de feu entre la police et la Wehrmacht.

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Werner Mummert 1897-1950


Des cours martiales improvisées font leur apparition. Les juges sont la plupart du temps de très jeunes SS. Le général Mummert, commandant la division Müncheberg, interdit dans son secteur l'activité des cours martiales improvisées. Il n'est pas inquiété. Des unités de sa division sont obligées de battre en retraite à Potsdamerplatz ; dans l'obscurité complète, elles s'échappent par le tunnel du métro, en suivant la voie jusqu'au Nollendorfplatz. Pendant ce temps, des membres de l'armée Rouge avancent en tâtonnant dans le tunnel jusqu'à la Postdamerplatz.
Boldt note ce même jour : Depuis bientôt huit jours, les Berlinois, femmes, enfants, vieillards, malades, blessés, soldats et réfugiés vivent dans les caves et les ruines du centre de la ville. Le ravitaillement est virtuellement suspendu. Mais la soif est pire que la faim, car depuis plusieurs jours il n'y a plus d'eau. A quoi s'ajoutent les incendies, les brasiers, la fumée suffocante.

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C'est ce même jour, qu'elle appelle le jour de la catastrophe, que la Berlinoise anonyme de notre chronique subit le sort du vaincu : Dehors, c'est un défilé sans fin ; des juments rebondies, des poulains entre les jambes ; une vache qui réclame en meuglant le trayeur. Voilà qu'ils installent la roulante au garage d'en face. C'est la première fois que nous voyons des figures humaines ; de larges crânes, tondus ras, des gaillards bien nourris, d'humeur joyeuse.
Mais dans toutes les caves on chuchote, on tremble. Si quelqu'un pouvait décrire la vie grouillante et effrayante de ce monde souterrain, cette vie retirée, divisée en alvéoles, les uns ignorant l'existence des autres ! Dehors, le ciel est bleu, sans nuages.
Je recule vers la cave, traverse la cour intérieure. Il me semble avoir semé le Russe qui me poursuivait. Mais soudain, il se dresse à mes côtés, se glisse avec moi dans la cave. Il titube, éclairant nos visages, un à un, avec sa lampe de poche. La cave se fige en glace.
Cette femme parle un peu le russe, elle peut s'entretenir avec les vainqueurs. Mais ce jour-là ses connaissances linguistiques ne lui sont d'aucun secours, pour utiles qu'elles se révéleront par la suite.
Je hurle, je hurle. Derrière moi, la porte de la cave se ferme. L'un d'eux me prend par les poignets et me pousse dans le couloir. L'autre m'entraîne aussi en appliquant sa main sur ma gorge; je ne peux plus crier, je n'ose plus crier de peur d'être étranglée. Tous deux me houspillent, voilà que je tombe à terre. Mon trousseau de clefs retentit d'un bruit métallique sur les dalles. Ma tête heurte la marche inférieure, je sens le ciment touchant mon dos. En haut, devant la porte d'entrée, par où filtre une faible lumière, un des hommes fait le guet.

Les atrocités pendant la bataille de Berlin

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On ne se demande jamais qui étaient ces soldats de l'armée Rouge, sans même parler des motifs qui les poussaient à la violence. Personne n'a jamais entrepris jusqu'à ce jour le moindre effort pour jeter quelques lumières sur les faits. Il est courant mais grotesque d'affirmer, qu'un homme de lettres soviétique d'origine juive du nom d'Ilya Ehrenbourg aurait pu inciter les millions de soldats de Joukov et de Koniev à déshonorer les femmes allemandes.

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Ilya Grigorievitch Ehrenbourg 1891-1967

D'autre part, les citoyens soviétiques qui sont au courant de violences subies par les femmes allemandes de la part de militaires ayant appartenu au 1er front de Biélorussie ou au 1er front d'Ukraine considèrent qu'il s'agit d'un sujet tabou. Un Allemand entretenant des relations amicales avec un citoyen soviétique au point de discuter avec lui très franchement de toutes sortes de problèmes ne doit pas s'aviser de toucher à ce sujet. On comprend d'ailleurs qu'un Allemand soit mal placé pour évoquer ce chapitre en Russie étant donné les atrocités commises dans ce pays.
On peut résumer l'attitude allemande et l'attitude soviétique face aux viols de la manière suivante : pour les Allemands, il n'y avait que cela; pour les Soviétiques, les viols n'existaient pas.
Vingt ans après la fin de la guerre, on propose toujours, en U.R.S.S., l'image immaculée du combattant de Berlin telle
que la Pravda l'avait créée en mai 1945 : le soldat soviétique y faisait figure de héros et de missionnaire appelé à servir de modèle au fasciste corrompu et à ses victimes fourvoyées.

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Les récits allemands nous fournissent-ils un tableau plus complet, plus véridique? Oui, je me souviens de l'arrivée des Russes, nous dit Mme P. Un soldat soviétique grimpa sur les barricades près de la station de métro, Weinmeisterstrasse, et agita un drapeau rouge. Trois ou quatre Berlinoises lui sautèrent au cou. Les soldats se précipitèrent dans les caves et se livrèrent au pillage. Ils emmenèrent aussi des femmes et des jeunes filles, mais ma cadette (17 ans à l'époque) put se cacher. Dans la maison de derrière on assista bientôt à un vrai trafic de femmes.
Mme J. est depuis 1933 secrétaire de direction dans une clinique de gynécologie de Charlottenburg : À cette époque, j'étais dans le service du professeur Sch. Pendant trente ans, jusqu'en 1952, il avait rempli les fonctions de médecin-chef. Le 30 avril 1945 les Russes se présentèrent dans notre villa à Westend et mirent tout le monde dans la rue. Ma mère et moi fûmes accueillies par des amis ; mais d'affreux excès nous obligèrent à nous réfugier dans la clinique.
C'était le 1er  mai. Les Russes avaient également occupé la clinique et l'on nous conseilla d'aller ailleurs, car les Russes préparaient de grandes festivités. Il était facile de s'imaginer ce qu'ils feraient après avoir bu je réussis à me grimer en petite vieille.

Les malades  il n'y avait plus qu'une douzaine de cas graves  ne risquaient rien, puisqu'elles se trouvaient dans la partie de l'établissement restée clinique ; les autres ailes du bâtiment avaient été transformées en campement. Ils occupèrent aussi les étages supérieurs, évacués par nous depuis quelque temps à cause des bombardements et de la canonnade.
Une salle de l'établissement servait aux Russes d'écurie. Une autre, d'hôpital militaire. Pendant les toutes premières opérations, nos infirmières devaient tenir des lampes à pétrole. Les soldats russes se présentèrent au bureau de mon père et lui demandèrent : Toi professeur? Ravis d'apprendre qu'il était médecin, ils se firent traiter par lui : leurs maladies vénériennes, dont ils avaient une peur sans bornes, étaient la plupart du temps imaginaires.

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Mme J. résume ainsi ses impressions : Le comportement des soldats soviétiques était ambivalent. Ils n'avaient pas la moindre pitié pour tout être féminin qui tombait entre leurs mains; mais ils prenaient soin des malades et des blessés. Lorsque le professeur Sch. refusa un jour l'accès du bunker à une femme allemande assez gravement blessée parce qu'il ne voyait aucun moyen de la traiter ou de la loger, les Russes insistèrent sur un ton péremptoire et exigèrent que le professeur l'opérât. Les officiers russes étaient pimpants et courtois; les soldats marqués par d'âpres combats, mais ni déguenillés ni sales. Le pire était ces infects Mongols qui nous abordaient sans cesse et que nous ne comprenions pas !
D'un récit que le pasteur Heinrich Grüber a mis à ma disposition, je relève les phrases suivantes : Nous commençâmes à enlever les barrages antichars et à combler les tranchées. Les vivres encore disponibles furent collectés et rationnés. Pour constituer quelques réserves, des hommes furent chargés de s'emparer des chevaux blessés et de les abattre.
Il fallut bientôt transformer la maison paroissiale en hôpital militaire; dans la demeure de l'Ortsgruppenleiter, on installa une maternité. On y soignait aussi les femmes violées. Les excès se multipliant, j'en appelai au commandant soviétique. On me promit de punir les responsables, mais nous ignorions la plupart du temps leurs noms. Il arrivait aussi que des soldats pris en flagrant délit fussent abattus d'un coup de pistolet par leur officier.

Des Journées funestes

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Plusieurs textes affirment que les Berlinoises considéraient les récits de viols par les soldats soviétiques dans les territoires occupés par eux, et surtout en Prusse-Orientale, comme de la propagande nazie, si bien qu'elles étaient mal préparées au danger qui les menaçait.
 On notait que les soldats soviétiques s'acharnaient contre les femmes et jeunes filles surtout pendant les premières heures et les premiers jours de l'occupation; d'autres, en revanche, prétendent que les combattants de la première vague se sont comportés correctement et que ce furent les unités d'occupation qui mirent la ville à feu et à sac. Selon ces derniers témoignages, les journées les plus funestes furent celles qui suivirent les deux premiers jours.

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Friedrich Kayßler ou Kayssler  1874-1945

 

Mais ce n'était certainement pas la règle : tous les témoignages concordent pour affirmer que les premiers soldats de l'armée Rouge se précipitaient déjà, une torche électrique à la main, dans les caves pour s'emparer aussitôt de leurs victimes.
OÙ étaient passés les hommes allemands qui auraient dû défendre leurs femmes ? Nous savons que le célèbre acteur Friedrich Kayssler fut abattu d'un coup de pistolet parce qu'il était intervenu contre l'agresseur de sa femme de ménage. Nous savons qu'une demi-douzaine de Berlinois (parmi des centaines d'autres) paya leur courage de leur vie. Nous savons qu'une douzaine d'autres réussirent (en réalité, il y en eut probablement quelques centaines) à préserver leurs femmes et d'autres femmes, en usant de circonspection et de ruse. Friedrich Luft raconte 

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La maison voisine s'était écroulée la veille, fauchée par un obus. Trois personnes avaient péri dans le sous-sol. J'ignore ce qui nous poussa à les retirer des décombres : probablement le goût bien connu de l'Allemand pour le travail bien fait. Nous avons donc récupéré les corps pour les déposer dans notre jardin; là nous les avons couverts d'un tapis.
Plusieurs jours de suite, je jouai aux Russes la même comédie macabre : je les conduisais au jardin, pendant que nos femmes se cachaient dans les combles et, retirant le tapis, leur montrais deux cadavres de femmes en éclatant en sanglots. Je constatais, non sans émotion, que les Russes fondaient également en larmes et m'offraient parfois, en se signant de la croix (qu'ils portaient sur eux), un simple morceau de pain. Ensuite, ils s'en retournaient, tout remués, probablement à la recherche d'autres partenaires. Mais nos femmes durent leur sécurité, du moins momentanée, à ce stratagème.

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Nous savons que quelques époux furent forcés d'assister au viol de leurs femmes; on les laissait parfois en vie, d'autres fois on les tuait. Quelques-uns n'ont jamais surmonté ce traumatisme psychique.
Mais les autres, l'immense majorité des hommes allemands s'abritaient derrière le dos des femmes; certains avaient peur et étaient d'une lâcheté défiant l'imagination ; les femmes avaient peur aussi, mais elles étaient d'un courage exemplaire ! C'étaient elles qui sortaient des caves pendant les bombardements et les tirs d'artillerie pour chercher de l'eau, pour faire la queue en quête de quelques vivres.
Avec rien, elles confectionnaient des repas, préparés au feu de bois; elles qui avaient l'habitude de faire la cuisine au gaz et à l'électricité, se mettaient à la recherche de brindilles. Elles cachaient les jeunes filles et les défendaient contre les soldats soviétiques, parfois en se sacrifiant elles-mêmes. Elles apportaient de la soupe aux hommes alités pour des coliques hépatiques ou néphrétiques qui duraient le temps du danger (les femmes ignoraient ce genre de coliques.) Elles clouaient des planches aux fenêtres sans carreaux; elles déblayaient la ville en gardant dans une certaine mesure leur bonne humeur.

L'énergie des Berlinois

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Sans l'énergie de quelques-uns, sans la ferme volonté des personnes valides de vaincre les insuffisances et la misère, les centaines de milliers de Berlinois incapables de travailler n'auraient pas survécu. Deux millions et demi d'habitants se trouvaient enfermés en un espace restreint, dans l'impossibilité de se déplacer par suite de la destruction des moyens de transport et des interdictions. Au début, les Berlinois n'avaient pas même le droit de quitter leurs districts respectifs. De tous les Allemands, les Berlinois étaient les plus durement frappés.
Les Russes étaient des maniaques de la statistique. Les premiers recensements de la population de la capitale eurent lieu alors que toutes les parties de l'agglomération n'étaient même pas encore entre leurs mains et qu’Hitler vivait encore. Un mois plus tard, leur rage statisticienne s'étendait à toutes les activités humaines.

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Abstraction faite des ordres de la Kommandantur militaire soviétique, les premiers documents imprimés berlinois à voir le jour furent les nouvelles cartes de rationnement. Deux millions de cartes furent distribuées, 200 000 autres tenues en réserve. Trois semaines plus tard, les 200 000 de réserve étant également distribuées, on procéda à un nouveau tirage de 200 000 suivis d'un autre de 100 000.
Cet accroissement constant n'était pas dû aux réfugiés mentionnés par Bersarine, mais à la foule d'hommes qui s'étaient cachés de peur d'être déportés : après le 10 mai, ils refaisaient surface, d'une part parce que la panique générale s'était apaisée, d'autre part parce que les femmes se trouvaient dans l'impossibilité de nourrir tant de bouches sans cartes de rationnement.
D'après les indications soviétiques, la population berlinoise de 2 millions d'individus se composait, deux semaines après la capitulation, de 70 % de femmes, d'enfants, d'invalides et de rentiers. Il y avait donc à peu près 600 000 hommes capables de travailler. Quinze jours plus tard à peine, les Soviétiques constatèrent que leur nombre avait monté à 900 000.
Ce furent cependant les femmes qui déblayèrent Berlin et en refirent une ville habitable. Les Russes avaient recruté dès le 1er  mai, donc avant la fin des hostilités, 300 femmes allemandes qui devaient déblayer, sans aucune espèce d'outillage, les pistes de l'aérodrome ; le 2 mai, les premiers appareils soviétiques s'y posèrent.

Parfois on réquisitionnait les Triimmertrauen en pleine rue; dans d'autres cas, la misère poussait les femmes à s'offrir comme main-d'oeuvre car ce travail leur donnait droit à des rations supplémentaires.
Il est certain que l'absence de tout outillage même rudimentaire et de tout moyen de transport aurait permis aux femmes, embauchées de force ou par suite de la misère, de faire semblant de travailler. Mais pas une seule ne s'en avisait : dans une ville où, plus qu'ailleurs en Allemagne, les conditions de vie approchaient du zéro absolu, des efforts surhumains ont été accomplis.




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